Mes vies (par Cornelia Schneider)

Dernière mise à jour faite le 27 août 2004



Extrait d'un mail adressé le 10 décembre 2003 à Alexandra, où nous discutions de vie et de mort suite à son expérience (double arrêt cardiaque) faite lors de son opération de vaginoplastie du 24 novembre 2003. Elle venait de dire qu'elle en est à présent à sa quatrième vie... Le leitmotiv de ce texte pourrait s'appeler "I've been to Hell and back"

Hier, j'ai d'ailleurs refait dans ma tête le décompte de mes 'vies' (chacune de ces vies s'est terminée par une transition similaire à la mort, évidemment ; mais pas vraiment par une renaissance, sauf la dernière en date). Je couche ça par écrit (pour la première fois d'ailleurs), ça t'aidera peut-être :

1) Jusqu'à la puberté (psychose obsessionnelle permanente et infernale, proche de l'autisme, isolement social total). To Hell once, no return.

2) De mes 13 à mes 18 ans (dysphorie du genre inconsciente engendrant une souffrance croissante de mon corps et des actes auto-mutilateurs et auto-destructeurs, prise de conscience brutale de l'absurde de l'existence à 14 ans en lisant 'L'étranger' de Camus, d'où une dépression profonde et constante qu'on appellerait sûrement aujourd'hui 'gothique', début de la défonce à tout et n'importe quoi (solvants, médicaments, alcool, et aussi les gou-gouttes à l'adrénaline à maman en intraveineuse, oui... :o) ), qui s'est provisoirement terminée par un sevrage à la dure à 18 ans, à la pure force de la faible volonté qui me restait (en planquant mon stash à 50 cm de moi au fond de mon bureau où je passais des heures par jour). To Hell and back.

3) Jusqu'à mes 22 ans (flottement social complet avec la fin du lycée et le début des études, coupure du cordon ombilical (sauf financier), solitude très difficile à supporter à Strasbourg/Kehl pendant un an ou deux, tentatives vouées à l'échec de m'intégrer dans un schéma social quel qu'il soit, prise de conscience brusque de ma transidentité, suivie d'une crise psychotique aiguë (plus liée à ma solitude qu'à ma transidentité) pendant les vacances de Pâques 1982, où j'étais totalement déréalisée et entendais des voix ; j'étais plus alors dans l'au-delà que dans l'en-deçà). Vie terminée par la décision à la dernière seconde d'essayer de casser ma carapace au lieu de me flinguer définitivement. To Hell and hardly back.

4) Vécu de plus en plus offensivement et publiquement féminin, sorties continuelles en bars et troquets, beaucoup de bière, peu de nourriture, connue comme la louve rose :-) dans tout Strasbourg en tant que 'tantouze extravagante' ou similaire (je m'en foutais totalement), désintérêt croissant de mes études en comprenant que l'université est un repaire de fonctionnaires mesquins et non pas de chercheurs profonds d'esprit, début d'une sexualité autre que masturbatoire (ce fut ma seule sortie possible de la déréalisation), redéfinition partielle de moi-même par là, aussi déceptions en me faisant rejeter sentimentalement à cause de ma transidentité, retour en force à la défonce, au cannabis et aux opiacés surtout (mais aussi des essais destructeurs du genre Haldol...), dépression grave et continue à cause du côté social de ma dysphorie du genre, désespoir plus sombre et 'gothique' que jamais, et surtout durable, malgré la vie avec Francine à partir de 1985, alcoolisme aigu pendant 1-2 ans (un bon demi-litre de rhum agricole à 60°, ou une bouteille de whisky, plus au moins une bouteille de vin rouge, le tout par jour). À la mort de ma tante en 1988, j'ai saisi l'occasion de me débarrasser des crochets financiers auxquels j'étais toujours suspendue et qui me culpabilisaient, en prenant le boulot au magasin. From one hell's depth to another hell's surface.

5) Découverte du monde d'un travail régulier et d'un vrai salaire (je ne savais pas du tout quoi foutre de tout ce fric, mon salaire initial, aussi minable fût-il (5000 francs net, je crois) se montait à 2.5 fois le montant qui me faisait vivre depuis des années ; je sais heureusement toujours vivre avec très peu de sous). Mise en veille intuitive durable de ma transidentité, bien que je la proclamasse toujours en public. Vécu dans une irréalité continuelle, jusqu'à la reprise du magasin en 1995, notamment à cause d'une défonce constante au cannabis et à l'alcool (alcoolisme pas très aigu, mais constant, et d'autant plus destructeur à tous égards), au point de me rendre de plus en plus malade (foie visiblement gonflé, problèmes divers physiques séquelles typiques de l'alcool, séquelles psychiques diverses typiques du cannabis). Ensuite reprise du magasin en février 1995, arrêt net de toutes les drogues en août 1995 (car prise de conscience que sans cela, c'était la ruine à tous les égards, faute de capacité à prendre des responsabilités). Descente en pente pas très douce du nuage pendant 2-3 ans, découverte de quelque chose qui m'était totalement inconnu : la réalité. Connexion à Internet en mai 1997, recherche intuitive de tout ce qui touche à la transidentité, avec force errances fantasmagoriques et auto-conceptuelles, diverses fausses auto-definitions basées sur la difficulté de la prise en main de ma vie dans la réalité. Gender hell at its best. Pendant ce temps-là fuite dans l'ergomanie et autodestruction progressive de mon système endocrinien, essentiellement par somatisation, mais aidée par les séquelles de 21 ans de défonce quasi constante. Problèmes de santé croissants typiques du manque d'hormones sexuelles : dépressions constantes et cycliques très profondes, libido décroissante jusqu'à l'inexistence, dérèglement total du métabolisme nutritif, insomnies constantes, etc. En mai 2000, décision de faire enfin examiner ça, avec le résultat que tu sais côté testostérone [déficience grave m'ayant rendue malade au fil des 5 ou 6 ans passés]. Vie chamboulée car décision de substitution hormonale à prendre bientôt, sous peine de graves séquelles. Tu as vu mes photos de juin 2000, c'est parlant [je ne les montre qu'aux personnes très proches, tellement elles font peur]. Fin juin 2000, Clara [une amie transgenre de Strasbourg, avec qui je faisais beaucoup de sorties 'en femme'] entre dans ma vie, et tout commence à évoluer très vite, tu connais le détail [voir ici]. Fin de cette vie en janvier 2001, par la décision de faire ma transition définitive. Through vast hells, not back.

6) Vie actuelle [qui, en 2004, a d'ailleurs tout de ce qu'elle peut avoir de détestable : cette année-ci est pour moi composée d'une véritable ribambelle infinie de tuiles, galères, emmerdements et problèmes, jour après jour, se situant tous dans le domaine de ma vie sociale, mais pas du tout dans celui de ma transidentité ; mais elle est aussi en même temps composée de beaucoup d'expériences personnelles agréables et enrichissantes...]. Now what? And so what, after all.

J'aime ma vie actuelle, mais pas au point de ne pas pouvoir ou vouloir la terminer si je le juge nécessaire.