Extrait d'un mail adressé le 10 décembre 2003 à Alexandra, où nous
discutions de vie et de mort suite à son expérience (double arrêt cardiaque)
faite lors de son opération de vaginoplastie du 24 novembre 2003. Elle venait
de dire qu'elle en est à présent à sa quatrième vie... Le leitmotiv de ce
texte pourrait s'appeler "I've been to Hell and back"
Hier, j'ai d'ailleurs refait dans ma tête le décompte de mes 'vies'
(chacune de ces vies s'est terminée par une transition similaire à la mort,
évidemment ; mais pas vraiment par une renaissance, sauf la dernière en date).
Je couche ça par écrit (pour la première fois d'ailleurs), ça t'aidera
peut-être :
1) Jusqu'à la puberté (psychose obsessionnelle permanente et infernale, proche
de l'autisme, isolement social total). To Hell once, no return.
2) De mes 13 à mes 18 ans (dysphorie du genre inconsciente engendrant une
souffrance croissante de mon corps et des actes auto-mutilateurs et
auto-destructeurs, prise de conscience brutale de l'absurde de l'existence à 14
ans en lisant 'L'étranger' de Camus, d'où une dépression profonde et
constante qu'on appellerait sûrement aujourd'hui 'gothique', début de la
défonce à tout et n'importe quoi (solvants, médicaments, alcool, et aussi les
gou-gouttes à l'adrénaline à maman en intraveineuse, oui... :o) ), qui s'est
provisoirement terminée par un sevrage à la dure à 18 ans, à la pure force
de la faible volonté qui me restait (en planquant mon stash à 50 cm de moi au
fond de mon bureau où je passais des heures par jour). To Hell and back.
3) Jusqu'à mes 22 ans (flottement social complet avec la fin du lycée et le
début des études, coupure du cordon ombilical (sauf financier), solitude très
difficile à supporter à Strasbourg/Kehl pendant un an ou deux, tentatives
vouées à l'échec de m'intégrer dans un schéma social quel qu'il soit, prise
de conscience brusque de ma transidentité, suivie d'une crise psychotique
aiguë (plus liée à ma solitude qu'à ma transidentité) pendant les vacances
de Pâques 1982, où j'étais totalement déréalisée et entendais des voix ;
j'étais plus alors dans l'au-delà que dans l'en-deçà). Vie terminée par la
décision à la dernière seconde d'essayer de casser ma carapace au lieu de me
flinguer définitivement. To Hell and hardly back.
4) Vécu de plus en plus offensivement et publiquement féminin, sorties
continuelles en bars et troquets, beaucoup de bière, peu de nourriture, connue
comme la louve rose :-) dans tout Strasbourg en tant que 'tantouze extravagante'
ou similaire (je m'en foutais totalement), désintérêt croissant de mes
études en comprenant que l'université est un repaire de fonctionnaires
mesquins et non pas de chercheurs profonds d'esprit, début d'une sexualité
autre que masturbatoire (ce fut ma seule sortie possible de la déréalisation),
redéfinition partielle de moi-même par là, aussi déceptions en me faisant
rejeter sentimentalement à cause de ma transidentité, retour en force à la
défonce, au cannabis et aux opiacés surtout (mais aussi des essais
destructeurs du genre Haldol...), dépression grave et continue à cause du
côté social de ma dysphorie du genre, désespoir plus sombre et 'gothique' que
jamais, et surtout durable, malgré la vie avec Francine à partir de 1985,
alcoolisme aigu pendant 1-2 ans (un bon demi-litre de rhum agricole à 60°, ou
une bouteille de whisky, plus au moins une bouteille de vin rouge, le tout par
jour). À la mort de ma tante en 1988, j'ai saisi l'occasion de me débarrasser
des crochets financiers auxquels j'étais toujours suspendue et qui me
culpabilisaient, en prenant le boulot au magasin. From one hell's depth to
another hell's surface.
5) Découverte du monde d'un travail régulier et d'un vrai salaire (je ne
savais pas du tout quoi foutre de tout ce fric, mon salaire initial, aussi
minable fût-il (5000 francs net, je crois) se montait à 2.5 fois le montant
qui me faisait vivre depuis des années ; je sais heureusement toujours vivre
avec très peu de sous). Mise en veille intuitive durable de ma transidentité,
bien que je la proclamasse toujours en public. Vécu dans une irréalité
continuelle, jusqu'à la reprise du magasin en 1995, notamment à cause d'une
défonce constante au cannabis et à l'alcool (alcoolisme pas très aigu, mais
constant, et d'autant plus destructeur à tous égards), au point de me rendre
de plus en plus malade (foie visiblement gonflé, problèmes divers physiques
séquelles typiques de l'alcool, séquelles psychiques diverses typiques du
cannabis). Ensuite reprise du magasin en février 1995, arrêt net de toutes les
drogues en août 1995 (car prise de conscience que sans cela, c'était la ruine
à tous les égards, faute de capacité à prendre des responsabilités).
Descente en pente pas très douce du nuage pendant 2-3 ans, découverte de
quelque chose qui m'était totalement inconnu : la réalité. Connexion à
Internet en mai 1997, recherche intuitive de tout ce qui touche à la
transidentité, avec force errances fantasmagoriques et auto-conceptuelles,
diverses fausses auto-definitions basées sur la difficulté de la prise en main
de ma vie dans la réalité. Gender hell at its best. Pendant ce temps-là fuite
dans l'ergomanie et autodestruction progressive de mon système endocrinien,
essentiellement par somatisation, mais aidée par les séquelles de 21 ans de
défonce quasi constante. Problèmes de santé croissants typiques du manque
d'hormones sexuelles : dépressions constantes et cycliques très profondes,
libido décroissante jusqu'à l'inexistence, dérèglement total du métabolisme
nutritif, insomnies constantes, etc. En mai 2000, décision de faire enfin
examiner ça, avec le résultat que tu sais côté testostérone [déficience
grave m'ayant rendue malade au fil des 5 ou 6 ans passés]. Vie chamboulée car
décision de substitution hormonale à prendre bientôt, sous peine de graves
séquelles. Tu as vu mes photos de juin 2000, c'est parlant [je ne les montre
qu'aux personnes très proches, tellement elles font peur]. Fin juin 2000, Clara
[une amie transgenre de Strasbourg, avec qui je faisais beaucoup de sorties 'en
femme'] entre dans ma vie, et tout commence à évoluer très vite, tu connais
le détail [voir ici].
Fin de cette vie en janvier 2001, par la décision de faire ma transition
définitive. Through vast hells, not back.
6) Vie actuelle [qui, en 2004, a d'ailleurs tout de ce qu'elle peut avoir de
détestable : cette année-ci est pour moi composée d'une véritable ribambelle
infinie de tuiles, galères, emmerdements et problèmes, jour après jour, se
situant tous dans le domaine de ma vie sociale, mais pas du tout dans celui de
ma transidentité ; mais elle est aussi en même temps composée de beaucoup
d'expériences personnelles agréables et enrichissantes...]. Now what? And so
what, after all.
J'aime ma vie actuelle, mais pas au point de ne pas pouvoir ou vouloir la
terminer si je le juge nécessaire.
© Support Transgenre Strasbourg, le 2 décembre 2007