Aussi loin que mes souvenirs me permettent d'aller, je ne me suis jamais considérée comme un garçon. Enfant, j'ai toujours eu largement plus d'affinités avec les filles qu'avec les garçons. Je me mêlais toujours à elles, et je me sentais intuitivement des leurs. Je ne souffrais d'aucune dysphorie du genre car je ne me posais aucune question quant à mon identité sexuée. Je vivais simplement ma vie comme je l'entendais (des occupations ou jeux jugés féminins comme par exemple l'élastique, la couture ou la poupée) et aucune norme sociale ne m'en empêchait.
Le malaise est apparu plus tard, vers 12-13 ans, lorsque le corps et les comportements sociaux commencent clairement à se différencier selon les sexes. Au collège, je continuais à être entourée en quasi-permanence d'un petit 'clan' de filles, mais je sentais que je n'étais plus tout à fait considérée comme une des leurs, même si elles m'acceptaient parmi elles. Les garçons, eux, étaient essentiellement préoccupés par leurs mobylettes, leurs concours de virilité et la narration de leurs conquêtes ou exploits sexuels imaginaires. Sans vraiment comprendre, je sentais que je n'avais rien en commun avec ces extraterrestres. En même temps, avec la puberté, mon corps à commencé à se viriliser, s'éloignant chaque jour un peu plus de moi et de ma nature profonde.
Au fil des années, ma dysphorie du genre ne faisait que s'amplifier. Je ne comprenais pas les causes de mon malaise, mais j'étais très mal dans ma peau, et j'ai vécu comme un automate jusqu'à l'âge de 25 ans. Je me suis vite sentie comme séparée de mon corps et me réfugiais constamment dans des activités très cérébrales (études scientifiques, informatique, cosmologie) pour m'isoler du 'monde réel'. En même temps, je m'habillais et me maquillais en cachette à chaque occasion en puisant dans la garde-robe de ma mère (qui n'a jamais rien remarqué), puis en me constituant ma propre garde-robe secrète.
Ces séances étaient pour moi comme une drogue. Sans comprendre pourquoi, je ne pouvais pas m'empêcher de m'habiller, de plus en plus souvent, et cela me procurait du plaisir sur le moment, mais immédiatement suivi de culpabilité et de honte. Personne n'en savait évidemment rien, tant j'avais honte de ce que je faisais.
Je me suis longtemps mentie en considérant mes séances d'habillement comme une 'perversion' ou un 'hobby' que je pourrais arrêter quand je le souhaiterais. A plusieurs reprises, j'ai tenté d'arrêter, toujours sans succès.
Je me suis forcée à jouer (assez mal) le rôle masculin pour rentrer dans le moule, et vivre 'normalement'. Ce jeu de rôle se répercutait sur ma tenue vestimentaire, toujours très stricte et monotone, et sur mon obsession de la norme. Je ne voyais à l'époque que des choses normales ou anormales, et tout ce que je faisais devait être 'normal'. J'ai également eu un caractère très obsessionnel jusqu'à mes 25 ans : tout devait être en permanence planifié, minuté, et je ne me laissais aucune liberté dans ma vie. Mes amis et ma famille ont toujours trouvé ces côtés un peu curieux, mais se sont fait une raison (j'étais pour eux quelqu'un d'original, voilà tout). Le fait que je me réfugie dans les études ne déplaisait d'ailleurs pas à mes parents qui étaient heureux de voir que 'leur fils' plein d'avenir avait échappé à la crise d'adolescence et préférait le travail à l'amusement. Je pense qu'ils n'ont pas vu mon malaise pour cette raison-là.
En 1997, ma dernière année d'études, j'ai vaincu ma timidité maladive et grâce aux conseils et encouragements de mes amis, j'ai déclaré ma flamme à celle qui serait ma future femme (et qui me courait accessoirement après depuis 4 ans sans que je ne m'en aperçoive). C'est ainsi qu'à 22 ans, j'ai eu ma première expérience sexuelle avec quelqu'un d'autre que moi-même, et ce fut aussi ma première aventure avec une femme (avant cela, je n'avais jamais ne serait-ce que flirté). J'ai vécu cette période comme quelque chose de riche et magnifique. Mais la nouveauté envolée (au bout de 3 mois), l'euphorie était retombée et j'étais toujours aussi mal dans ma peau.
Après mes études, fin 1997, je me suis retrouvée bien malgré moi à l'armée. Le mois de classes fut un véritable cauchemar malgré l'environnement protégé dans lequel je me trouvais et malgré les dispenses en tout genre dont je bénéficiais. En fait, ce qui me faisait le plus souffrir (contrairement aux autres qui étaient plutôt amusés) était le machisme ambiant et l'apologie de la virilité que l'on me demandait d'afficher alors que j'en étais incapable. Je me dis aujourd'hui que cette expérience était finalement positive dans le sens où elle m'a permis d'y voir plus clair en moi-même en me faisant comprendre que je le rôle masculin n'est pas fait pour moi.
Mais j'ai continué à me mentir. En 1999, j'ai décidé de me marier pour me ranger, après 2 ans de vie commune. La veille du mariage, je me suis promis de m'arrêter de m'habiller en cachette. Notre vie de couple s'est rapidement transformée en fiasco. Ma partenaire ignorait tout de mon identité féminine et de mes pulsions d'habillement et attendait de moi que je me comporte en homme. Je me réjouissais de ses absences pour m'habiller en cachette, mais je culpabilisais de plus en plus et lui en voulais aussi inconsciemment de m'empêcher d'être moi-même quand elle était à la maison.
Ce malaise a accéléré la réflexion que j'ai menée depuis mon adolescence, à savoir "qui suis-je ?". Mais le manque d'expérience réelle (j'étais toujours dans le placard) m'empêchait encore d'y voir clair. Je n'arrivais pas à m'identifier aux femmes transgenre affichées par les medias (télévision, Internet), tantôt à grand renfort de strass et paillettes, tantôt dans des discours misérabilistes et surmédicalisés. J'avais en fait très peur de me retrouver exclue de la société, contrainte à travailler dans le monde de la nuit et du sexe, peur de perdre ma compagne, mes amis, ma famille, mon travail, et je percevais la vie des personnes transgenre comme quelque chose de tragique. J'en concluais que tout cela allait trop loin et qu'entamer une transition (hormones, vie en femme à plein temps et chirurgie) était irréalisable et non souhaitable.
Mais ma dysphorie du genre devenait chaque jour plus pesante, tout comme ma culpabilité. L'étau se resserrait. Un autre sentiment que j'avais toujours ressenti devint également évident : En observant une belle femme, je ne ressentais pas une attirance érotique, comme beaucoup d'hommes hétérosexuels, mais je l'admirais, je l'enviais et je ressentais le besoin, très frustrant, d''être elle'. J'en étais arrivée à un stade où je détestais tant mon corps mâle que je songeais au suicide (heureusement, je ne suis pas passée à l'acte, plus par manque de cran que par raison) et que je pratiquais régulièrement une automutilation visant principalement mes organes génitaux. Sans parler de mes fantasmes sexuels d'autodestruction que je devais constamment garder à l'esprit pour parvenir à avoir des rapports sexuels avec ma compagne. En été 2000, un événement a accéléré ma prise de conscience : Une collègue et amie est morte devant mes yeux d'un accident vasculaire cérébral. J'ai compris ce jour-là que ma vie peut s'arrêter n'importe quand, sans raison, et que j'étais en train de passer à côté d'elle. J'ai alors décidé de me prendre en main.
Arrivée à ce stade (en été 2000, à 25 ans), j'ai fait connaissance avec deux amies transgenre qui m'ont encouragée à sortir du placard pour y voir plus clair. En l'espace d'une soirée où je m'affiche enfin publiquement en femme (un repas au restaurant et une sortie en discothèque), je comprends plus de choses sur moi qu'en deux décennies. Contrairement à ce que je m'étais imaginé, ce soir là, je ne ressens pas une excitation sexuelle en m'affichant en femme, mais la sensation grisante d'exister et d'être moi, pour la première fois. Je comprends enfin le malaise dont j'ai souffert durant toutes ces années : je ne vivais simplement pas ma vie, mais je jouais un rôle (le rôle social masculin) que je me croyais obligée de jouer en raison de mon sexe. Cette 'épiphanie' est le point de départ de ma 'vraie vie'. Je sais enfin qui je suis et j'arrête de me mentir.
J'explique tout à ma compagne et assez rapidement, je déculpabilise, j'assume parfaitement mon côté féminin et je me sens comme un poisson dans l'eau quand je suis en fille. Dès que j'en ai l'occasion, je fréquente la SHG (groupe de support) transgenre de Stuttgart, en Allemagne, ce qui m'aide énormément dans ma découverte de moi-même.
Pour ma compagne, c'est bien plus difficile. Au fil de mes sorties en femme au grand jour, je comprends vite que vivre en femme autrement qu'à plein temps m'est insupportable. Après plusieurs mois de recherche de compromis impossibles, nous décidons de nous séparer.
Cette séparation (en juillet 2001) me fait souffrir pendant plus d'un an, mais me permet en revanche de gérer ma transition à ma manière et à mon rythme sans les contraintes ou les compromis du couple.
En mai 2001, alors que tous mes amis me connaissent enfin en tant qu'Alexandra, j'explique à mes parents que leur 'fils' est en réalité leur fille. Cette révélation est difficile au début (ils ne me rejettent absolument pas mais s'inquiètent pour mon avenir), mais rapidement, ils me considèrent comme leur fille (ma mère totalement, pour mon père, c'est plus compliqué). Toutes les personnes de mon entourage privé (amis, famille) sont maintenant au courant et je peux enfin vivre dans le rôle social féminin partout et tout le temps, sauf au travail. Mon 'coming out' professionnel a lieu début janvier 2002, avec succès.
Depuis janvier 2002, je vis donc en femme à plein temps. Parallèlement à tout ceci, je démarre mon traitement substitutif hormonal en juillet 2001 après 6 mois de réflexion que je m'étais imposés, sachant qu'il s'agit d'un traitement à vie et qu'il est irréversible. Deux facteurs m'ont encouragée à prendre cette décision : l'assurance gagnée chaque jour que je suis parfaitement à l'aise dans le rôle social féminin, et le rejet croissant de mon physique mâle, amplifié par la peur de le voir se viriliser encore plus la trentaine approchant.
Je sais aujourd'hui que j'ai pris la bonne décision : le traitement hormonal et les épilations au laser ont très fortement réduit ma dysphorie de genre, équilibré (apaisé) mon psychisme, et modifié mon rapport à mon corps. Désormais, je n'agis plus contre mon corps mais pour lui. Je me réjouis chaque jour de son évolution, je fais du sport, je surveille mon alimentation, et je me plais enfin (mon sentiment de frustration quand je vois d'autres femmes a disparu). Je fais aussi la paix avec ma libido que les hormones ont fait basculer vers un mode de fonctionnement 'féminin' : elle a perdu son caractère mécanique et compulsif (que je n'ai jamais supporté) pour devenir présente, plus riche que jamais (tout mon corps est impliqué), mais jamais contraignante.
Au fil des mois, ma transition et ma nouvelle vie dans le rôle social féminin sont devenues pour moi quelque chose de parfaitement naturel. Jusqu'à fin 2002, il m'arrivait occasionnellement (1-3 par mois environ), entre le sommeil et l'éveil, d'avoir des 'flashes' très intenses de lucidité amplifiée, où je pouvais voir ma vie d'un œil extérieur, détachée des préoccupations quotidiennes. Ces instants très brefs (quelques secondes) me faisaient très peur car ma 'transformation' me semblait incroyable et insensée. Mais en 2003, quelque chose a changé en moi, car même dans ces rares instants de conscience modifiée, je vois ma vie et ma transition d'un œil serein. Pour moi, vivre en femme est aujourd'hui une chose tout à fait ordinaire.
Je suis aujourd'hui très satisfaite de ma transition (hormones, épilations, vie sociale en femme), qui a amélioré ma qualité de vie sur tous les plans (même sous certains aspects que je ne soupçonnais pas, en me donnant plus de contrôle sur ma vie et en me permettant de m'ouvrir aux autres maintenant que je vis en paix avec moi-même). L'énergie que m'apporte ce nouvel équilibre me permet par ailleurs de m'occuper, avec une amie, de Support Transgenre Strasbourg, un groupe de support pour personnes transgenre que nous avons créé au printemps 2002.
J'envisage par ailleurs la chirurgie génitale (GRS). Après un premier entretien le 18 septembre 2003 avec l'équipe de Frau Dr. Spehr, à Munich, j'ai subi ma vaginoplastie le 24 novembre 2003 (voir le chapitre consacré à ma chirurgie génitale).
En dépit de deux arrêts cardiaques pendant l'opération, ma vaginoplastie est une réussite aussi bien sur le plan esthétique que sur celui des sensations. Très vite, je suis à nouveau sur pied et en moins de deux mois, je suis capable d'avoir des orgasmes.
Sur le plan psychologique, mes semaines de convalescence m'aident à sortir d'une certaine routine dans laquelle je m'étais enfermée, et à comprendre les choses qui ne vont pas dans ma vie. Je décide (enfin) de changer de travail pour m'orienter vers un domaine susceptible de m'épanouir (école d'infirmières). Je prends par ailleurs un peu de distance avec ma famille (chose nécessaire pour prendre mon envol), mais je le fais très maladroitements et ce faisant, je fais ressurgir des démons en moi dont je perds le contrôle. Cette expérience douloureuse me fait toutefois prendre conscience de ces démons, de bien les identifier, et maintenant, je sais que je serai capable de les contrôler pour les empêcher de tout détruire.
Je sens que beaucoup de choses en moi ont évolué depuis le début de l'année 2004. J'ai maintenant une conscience plus claire de moi-même et de mon environnement, et aussi plus de contrôle sur ma vie.