Penser par soi-même est quelque chose de difficile, car cela demande un effort. Garder son indépendance d'esprit 100 % du temps est encore plus dur. Qui ne s'est jamais surpris(e) à porter un jugement de valeur sur telle ou telle chose, sans réfléchir à ce sur quoi repose ce jugement, sans chercher à établir un raisonnement logique qui montre sur la base de faits tangibles que ce jugement est justifié ?
Le fait est que, par paresse, par facilité, parce que nous sommes tous aussi plus ou moins influençables, et parce qu'elles ne remettent pas trop en question les autres idées que nous avons, nous nous baladons avec tout un lot d'idées préconçues que nous avons acquises par mimétisme. Ainsi, pour certains, tous les gens d'une certaine race sont une vermine à renvoyer chez eux. Pour d'autres, tous les types tatoués sont des voyous violents. Enfin, pour beaucoup de monde, un homme doit se comporter 'en homme' et ne pas, par exemple, s'habiller comme une femme.
Ces stéréotypes prétendent souvent se baser sur l'expérience, le vécu, mais ne se nourrissent en fait que de ce qui nous arrange bien, d'une vue très partielle de la réalité vécue, quand ce n'est pas carrément des on-dit et des légendes. Ainsi, quelqu'un de raciste ne verra parmi les 'étrangers' que la minorité de voyous qui volent des voitures dans son quartier, et ignorera délibérément l'immense majorité qui viennent contredire son idéologie.
Quand on aspire à vivre sa féminité mais qu'on est née 'homme', c'est un peu pareil. On est handicapée au début par une idée préconçue qui dit qu'il n'existe que deux rôles valides et acceptables : celui d'homme et celui de femme. On baigne depuis la naissance dans cette culture qui dit que le rôle à jouer (P-DG ou ménagère) et la façon de s'habiller (cravate ou jupe) dépendent exclusivement de l'identité génitale (pénis ou vagin). Et comme la majorité des gens semblent obéir à ces règles sans broncher (peu d'hommes portent des jupes, peu de femmes gagnent plus d'argent que les hommes de leur famille), on se dit que ces règles doivent bien se justifier en fin de compte, même si on ne comprend pas pourquoi : c'est la 'loi' du "c'est comme ça parce que tout le monde fait comme ça et parce qu'on on a toujours fait comme ça". A force, ces règles sont devenues la norme.
Mais il est important de comprendre que cette norme ne repose sur rien, sinon sur le mimétisme des gens (notamment des gens que les règles sociales arbitrairement basées sur l'identité sexuée n'empêchent pas de vivre), et sur le fait qu'elles permettent aux mâles de garder un certain pouvoir (l'homme en tant que chef de la famille, de la société et de l'Etat) et quelques privilèges qu'ils se sont réservés au fil des siècles (meilleurs emplois, plus d'argent, moins de tâches ménagères).
La plupart des gens croient à cette norme, au point de s'y identifier ('je suis un homme' / 'je suis une femme', avec tout ce que cela implique dans ma vie sociale et personnelle), et ne la dénoncent pas, comme elle ne les empêche pas de vivre et qu'ils n'ont jamais rien connu d'autre. Pire : beaucoup prennent peur lorsque ces fondements (existence de deux rôles sociaux homme/femme, importance essentielle du génital pour imposer ce rôle, codes vestimentaires) sont menacés. Car c'est en effet toute leur façon de voir le monde et de se voir eux-mêmes (et donc d'exister) qui est alors remise en question.
Il en résulte une réaction de défense (matérialisée habituellement par de l'agressivité) dirigée contre tout ce qui remet ce système en question. Bien involontairement, les personnes transgenre sont ainsi considéré(e)s comme une menace dirigée contre ce système sexiste. Un homme qui s'habille comme une femme, voire qui 'veut' 'devenir' femme, "ça n'est pas normal". Comprenons : "ça contredit mon système de valeurs, qui est le même que celui de la majorité des gens, et qui est donc forcément le bon".
Or, tout le problème pour une personne transsexué(e), c'est qu'elle n'a rien choisi du tout (on est comme on est, c'est tout, il n'y a rien de mal à cela), et qu'elle ne cherche en général pas du tout à démonter le système social établi, mais qu'elle est juste incompatible avec le système de valeurs en vigueur dans notre société. Il en résulte souvent un sentiment de honte. La honte apparaît quand je fais quelque chose de contraire à la morale (donc à la norme) que l'on m'a enseignée et que j'ai intégrée. On m'a appris que les hommes ne se maquillent pas, or je me maquille (parce que j'en ressens le besoin), donc j'ai honte : je n'agis pas de façon 'normale', donc je culpabilise, même si en fait, je ne fais de tort à personne. Et bien sûr, lorsque je me force à m'abstenir, j'éprouve une immense frustration, car une partie importante de moi ne peut pas s'exprimer.
La seule issue viable à cette impasse, et c'est aussi le pré-requis indispensable pour s'assumer et s'épanouir lorsqu'on est transsexué(e), est de surmonter ce sentiment de honte et la culpabilité qui en résulte, en remettant en question ses notions du bien et du mal quand celles-ci ne sont fondées sur rien. Si je vole mon voisin, c'est mal, car je porte réellement préjudice à quelqu'un. Mais si, malgré le pénis avec lequel je suis née, je m'habille et m'affiche dans le rôle social communément associé aux femmes, je ne fais objectivement de mal à personne : pas de morts, pas de blessés, pas de préjudice matériel, juste quelques regards d'incompréhension craintive de la part de ceux qui se sentent subjectivement lésés parce que je ne fais pas comme eux. Peut-être bien d'ailleurs que je les prive en fait de quelque chose : à savoir d'un certain pouvoir qu'ils croyaient exercer sur moi. Mais ce pouvoir est abusif, car ils n'ont aucun droit de me faire des prescriptions absurdes, à plus forte raison quand il y va de ma santé physique et mentale, comme c'est le cas des transsexué(e)s. Rien ne justifie ma honte, malgré tout ce que j'ai pu croire avant. En faisant à ma guise, je suis simplement plus en harmonie avec ma personnalité profonde qu'auparavant, et c'est bien un droit fondamental de tout être humain.
Remettre en question sa vision du bien et du mal, comprendre qu'il n'y a rien de mal à vivre dans l'identité sexuée dans laquelle on se sent le mieux, est une chose indispensable quand on est transsexué(e), mais il faut garder à l'esprit que cela prend du temps (parfois un peu, souvent beaucoup). Moi-même, qui ai toujours été très indépendante d'esprit et détachée des préjugés moraux, j'ai mis deux bons mois à ne plus avoir honte du tout, à me débarrasser de tout sentiment de culpabilité. D'autres y ont mis, et y mettent encore, des années, hélas.
C'est surtout une chose précise qui m'a réellement aidée à procéder à cette profonde remise en cause : les sorties. Mettre son nez dehors, se montrer en public tel(le) que l'on se sent est le seul moyen de gagner de l'assurance afin de ne plus avoir honte, car cela permet de se situer et de se définir dans la société tel(le) qu'on est, et non pas tel(le) qu'on est supposé(e) être. Tant qu'on reste caché(e), on a encore quelque chose à se 'reprocher', c'est-à-dire qu'on subit encore le diktat des normes sociales absurdes. Sortir n'est pas facile au début, mais en se prenant en main (souvent à l'aide d'ami(e)s), on prend vite goût au plaisir d'être simplement soi-même et de s'épanouir dans sa véritable identité. Aujourd'hui, je vis définitivement dans le rôle social féminin 24 heures sur 24, autant en privé qu'en public, au travail comme en famille, et je m'y sens très bien. Je suis enfin moi-même.
© Support Transgenre Strasbourg, le 2 décembre 2007